Judo International: Voix du Japon par Gotaro Ogawa

Un jeune Judoka français au Japon

Un jeune Judoka français qui a passé un an récemment à Tokyo raconte ses expériences de la pratique du Judo au Japon. Il s’agit de M. Eric HUBER, 25ans, ancien élève de l’Ecole Politechnique et membre du Corps des Mines. Il a poursuivi la voie de Judo depuis l’âge de 7 ans.
Avec lui, j’ai noué un bon lien d’amitié ici à Tokyo tant au dojo qu’aux caboulots. J’ai été fortement impressioné par son acharnement au judo et sa volonté d’apprendre la langue japonasie et d’absorber tout ce qu’il y a au Japon. Je voyais en lui le souvenir de mes deux années, pasées il y a quarante ans à Bordeaux, où je fréquentais le dojo du Maître Michigami.
Voici ce dont il nous fait part.                 ( Gotaro OGAWA , éditeur )

Le Judo au Japon : l'existence d'une pratique pour adultes.

Ayant eu l'occasion de vivre un an au Japon, j'ai profité de cette opportunité formidable pour y expérimenter la pratique du judo dans son contexte original. J'ai donc constaté que si les symboles (tenue identique, saluts multiples) ont été convenablement importés en Europe, il n'en est pas de même de la pratique elle-même.

En France, je ne connais que deux catégories d'entraînement.
La première est l'entraînement à la compétition, de type haut niveau, qui par définition ne peut toucher qu'un public restreint. On y insiste beaucoup sur la préparation physique, mesure précisément les temps d'exercices et de repos, travaille spécifiquement le kumi-kata, et effectue l'essentiel des randoris à intensité maximale.
La seconde est l'entraînement standard en France, tout public, dont la structure n'a pas changé depuis mes sept ans et mon début dans le judo, il y a presque vingt ans. On commence typiquement par un long échauffement, d'une bonne trentaine de minutes qui commence par 5 à 10 minutes de course à pied, puis de nombreux éducatifs (langouste, rampé, exercices d'équilibre), et souvent d'exercices de musculation légère (abdominaux, pompes...). On passe ensuite souvent la demi-heure suivante à étudier un point technique particulier présenté par le professeur, alternant des phases où il montre et des phases où les élèves reproduisent. La dernière demi-heure est enfin consacrée au judo proprement dit : quelques longueurs d'échauffement, puis quelques randoris, souvent un ou deux au sol, puis trois ou quatre debout.
Ce type d'entraînement magistral est suivi à peu près partout en France, et enseigné aux jeunes professeurs lorsqu'ils passent leur brevet d'Etat.

Bien sûr, ce type d'entraînement existe au Japon; mais quelle ne fut pas ma surprise lorsque j'ai constaté qu'il s'agit ici de l'architecture d'un cours pour enfants! L'organisation française est l'exacte reproduction du cours pour élèves de primaire, 6 à 12 ans, pratiqué au Kodokan.

Dans le contexte actuel de la Fédération française de judo, forte de 600 000 adhérents, la première population au monde, le triple de celle du Japon, et qui pourtant voit chaque année plus de la moitié des nouvelles ceintures noires arrêter définitivement le judo, il doit y avoir des enseignements à tirer. Pourquoi n'y a-t-il presque aucun pratiquant de plus de 25 ans non sportif de haut niveau? Ma conclusion, après une année de vie au Japon, est finalement simple : en France, on fait du judo de haut niveau, du judo pour enfants, mais on n'a jamais pensé au judo pour adultes.

A Tokyo, j'ai eu l'occasion de m'entraîner dans une dizaine de clubs différents : Kodokan, universités, clubs de quartier, clubs d'entreprise. Ces clubs regroupent une population hétérogène, presque exclusivement masculine, quasiment tous ceinture noire, entre 20 et 80 ans (il n'est pas si rare de côtoyer plusieurs septième dan de 70 ans, assistant à l'entraînement complet et participant aux randoris...Bien sûr, leur fraîcheur comme leur précision est impressionnante).
Pourquoi cette population continue-t-elle le judo? Bien sûr, la culture japonaise est différente, l'effort y est plus valorisé; la vie en groupe et la vie de couple n'y ont pas les mêmes règles; mais l'essentiel est ailleurs.
Ce qui fait la différence, c'est ce qu'on fait pendant l'entraînement.

Dans cette dizaine de dojos, la structure d'un entraînement est toujours identique. Le temps dévolu à l'entraînement est typiquement de deux heures. Pendant la première heure, les gens arrivent discrètement à l'heure qu'ils peuvent : le début est bien moins formel qu'en France, mais les aléas de la vie professionnelle font qu'il ne peut en être autrement avec une population d'adultes.
Chacun commence cette première heure ( ou 30 min, ou 15, selon l'heure d'arrivée), par un échauffement personnel, selon ses besoins, son âge et ses envies. Les jeunes y consacrent typiquement 10 min, les plus de 65 ans passent plus volontiers 30 minutes, prenant bien le temps de s'étirer.
Ensuite, on commence par des randoris au sol, le standard étant 10 périodes de 3 minutes, sans pause. Bien sûr, on peut passer un tour pour respirer, on arrive souvent en retard... Mais celui qui veut progresser en a la possibilité.
Le dernier quart d'heure de cette première partie est consacré aux uchi-komis, exercice pris très au sérieux, effectué avec attention et application. Presque toujours pratiqué de façon assez statique, chacun effectue 5 à 8 séries de 20 mouvements, pour automatiser ses techniques avant les randoris debout. Les derniers arrivés, ou ceux qui veulent travailler spécifiquement un mouvement, y consacrent une dizaine de minutes supplémentaires. Il est rare que quelqu'un n'en fasse pas.
Puis vient la partie principale, l'heure de randoris debout, sans pause. 12X5 min ou 15x4 min, annoncés par une sonnerie. La méthode standard consiste à distribuer des ceintures rouges à ceux qui veulent combattre, qui les donneront à leur partenaire quand ils seront trop épuisés. Les autres invitent les ceintures rouges à chaque nouveau randori. Chacun adapte sa pratique à son âge, sa forme, ses blessures : les plus jeunes et vigoureux restent en place, les plus anciens choisissent leurs adversaires et passe un tour sur deux.
Enfin, les 5 dernières minutes sont toujours consacrées à une forme de retour au calme et quelques étirements avant le salut final.

Le résultat d'un entraînement est impressionnant : on peut sans difficulté faire 12 randoris, voire plus de 20 en comptant le ne-waza, tout en ayant révisé l'essentiel de ses techniques. Les progrès sont donc spectaculaires. Le côté ludique est très présent. La multiplicité des randoris et des partenaires renforcent aussi les liens d'amitié dans le club.

L'écart avec un entraînement pour enfants est immense : le professeur n'impose pas son enseignement. Il regarde. Mais il est disponible et toujours prêt à aider, corriger, conseiller celui qui vient le solliciter, pendant les uchi-komis comme pednant les randoris. J'ai bien plus appris dans ces conditions, plus personnalisées, que dans un cours typique français qui doit satisfaire à la fois le ceinture verte de 13 ans et le deuxième dan de 25.
Cette façon d'enseigner permet à chacun d'y trouver son compte : les gens pressés qui viennent se défouler sont ravis; les senseis sont respectés, les élèves écoutés.

L'autre différence majeure est l'utilisation complète de l'exercice du randori, qui est ici l'exercice de base de l'entraînement pour adultes.
C'est à la fois le meilleur exercice possible, le plus réaliste, et aussi l'innovation pédagogique majeure de Jigoro Kano. Rappelons d'ailleurs que selon ses dires, c'est la pratique du randori qui a rendu ses élèves efficaces et leur a permis de vaincre les autres écoles de ju-jutsu, qui ne pratiquaient que le kata et le combat complet, et que ce sont ces victoires qui ont rendu le judo célèbre.
Au Japon, le randori n'est pas perçu comme un combat à mort, mais comme une pratique libre, mais complète, qui doit nécessairement s'adapter aux envies et besoins des deux protagonistes. Le premier randori de la journée est typiquement plus souple. On alterne volontiers les adversaires coriaces, sur qui on pourra utiliser son physique, et les adversaires plus légers, avec lesquels on s'attachera à développer son agilité. On travaille avec un partenaire de 60 kg, puis un autre de 140. On se bat avec un jeune de 20 ans, puis pratique avec un sensei de 70. Cette diversité d'adversaires à chaque entraînement permet à chacun d'apprendre des techniques variées, adaptées à des gabarits différents. On travaillera par exemple o-soto-gari contre un petit, seoi-nage contre un grand, ko-uchi-gari contre un lourd, harai-goshi contre un léger. Cette diversité technique augmente l'intérêt de la pratique et maintient la motivation des adultes. Elle explique aussi le meilleur niveau des Japonais.
Les professeurs expliquent en permanence ce concept de randori, la différence avec la compétition, rappelant qu'il faut faire ses chutes correctement même lorsqu'on est fatigué, insistant pour qu'on produise un judo de qualité, de belles techniques, qu'on fasse des essais quitte à chuter, afin de progresser. Trop de kumi-kata avec un partenaire moins physique est mal vu..

En résumé, cette pratique pour adulte, libre et peu contraignante, est d'une efficacité redoutable. Le volume (1000 randoris par an en s'entraînant deux fois par semaine) permet de progresser à tout âge. C'est surtout une offre adaptée à un public d'adultes, expérimentés, qui souhaitent concilier vie professionnelle et plaisir dans le judo.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, les adultes débutants n'en sont pas les victimes : il me semble qu'ils progressent plus vite qu'en France, grâce à l'attention spécifique d'un ou plusieurs anciens, et aux opportunités fréquentes de tester leurs nouveaux réflexes dans les nombreux randoris.

Malheureusement, ce type de pratique n'a pas encore atteint la France. Je ne peux que le regretter, constatant l'hémorragie annuelle de licenciés adultes, et le succès que commencent à rencontrer parmi les étudiants d'autres formes de sports de combat, qui ont su proposer une offre adaptée à une population adulte.
J'espère de tout mon coeur réussir à expliquer ces idées, et à les introduire en France, afin de permettre au plus grand nombre de gens possible de continuer à trouver du plaisir dans la pratique du judo.

Le NE-WAZA : la solution à tous les problèmes du judo contemporain?

Affirmation 1 : la fin du NE-WAZA cause la disparition du ippon

Rentrant d'un séjour d'un an au Japon, je me suis récemment plongé dans les livres anciens que m'ont offert mes amis. L'introduction du second livre d'Isao Okano (champion olympique en 1964; plus léger vainqueur, dans toute l'histoire, du championnat toutes catégories du Japon, à deux reprises; sans doute meilleur technicien à l'heure actuelle, dont l'étendue de la connaissance du judo n'a d'égale que la disponibilité et la gentillesse), écrit en 1976 et consacré aux liaisons debout-sol et au combat au sol proprement dit m'a profondément marqué.
Il y explique que la meilleure riposte contre un adversaire en position abusivement défensive, celle qu'on enseignait traditionnellement au milieu du 20ème siècle, est un enchainement au sol bien maîtrisé. Mais il y a trente ans déjà il déplore le faible niveau des arbitres et de beaucoup de professeurs de judo dans ce domaine, qui conduit les élèves à négliger cette moitié du judo sans laquelle la projection partant de la position naturelle (shizentai) n'a pas de sens.

En effet, en randori, que fait-on contre un partenaire qui multiplie les seoi à genoux peu efficaces ou les saisies de jambes brouillonnes? Est-il possible de le redresser de force avant d'utiliser une technique habituelle? Bien sûr que non. On profite de la mauvaise position dans laquelle il se met lui-même pour enchaîner au sol. Évidemment, ces techniques prennent du temps, plusieurs dizaines de secondes pour assurer tous les contrôles et vaincre à coup sûr, mais le randori le permet.
Le risque de se retrouver désavantagé au sol est la juste contrepartie d'une attaque précipitée. Or que constate-t-on aujourd'hui en compétition, en France comme au Japon ? Un arrêt de l'arbitre en quelques secondes, qui empêche la sanction naturelle de toute attaque ratée.

L'équilibre stratégique est perturbé.
Les compétiteurs, ayant la victoire comme objectif, s'adaptent : pour ne pas être projeté, le plus sûr est de ne jamais saisir, et de lancer systématiquement des attaques à une main, de loin, de type saisie de jambe ou seoi à genoux.
Et avec les règles actuelles, c'est l'adversaire qui aimerait saisir qui se retrouve trop souvent pénalisé pour non-combativité! Rendons-nous à l'évidence : la suppression du sol a généré le judo à quatre pattes. On aurait aimé plus de projections spectaculaires, on a fait disparaitre le ippon de la compétition. En enlevant le ne-waza, on a gagné des combats hachés, et des heures de lutte acharnée pour saisir un bout de manche, au grand ennui du spectateur. Alors bien sûr, on tente de réagir, mais on soigne les symptômes au lieu de soigner la maladie : on crée chaque année de nouvelles consignes d'arbitrage, on fait des combats à 3 hommes bien plus qu'à deux, avec l'homme central décidant autant de l'issue du combat que les deux combattants. Sans jamais trouver de règlement satisfaisant.

La solution est simple : on a essayé de modifier les règles, on a échoué. Reconnaissons-le, et laissons le ne-waza reprendre sa place, avant que tout le monde en ait définitivement oublié les techniques.
Demandons aux arbitres de ne plus couper le ne-waza ; en deux ou trois ans le judo de compétition sera profondément changé, et le ippon réapparaitra.

Affirmation 2 : le NE-WAZA est la porte d'entrée pour les adultes débutants

Chaque année, en septembre, le faible renouvellement de la population adulte dans les clubs de judo me désole. Pourtant là encore, il faut se rendre à l'évidence : il est difficile de débuter à 20 ans dans notre sport! On doit en effet s'attendre à passer plusieurs mois pour savoir rentrer une technique de base, qui sera facilement contrée par les ceintures noires.
Toutefois, depuis quelques années, de nouveaux sports, comme le ju-jutsu brésilien et le combat libre, parviennent, eux, à attirer une population de plus en plus importante de jeunes adultes débutants, dont les chiffres seront (ou sont sans doute déjà) comparables avec la population adulte pratiquant le judo en France. Le judo est-il condamné à disparaître, ou à ne devenir qu'un sport pour enfants?

Je n'y vois nulle fatalité, et j'aimerais faire part de deux expériences édifiantes.

La première, en France. Ancien étudiant de l'Ecole Polytechnique, j'y ai pratiqué le judo avec grand plaisir pendant plusieurs années. Le club de judo de Polytechnique est assez atypique : il comprend entre 60 et 80 personnes, toutes entre 20 et 22 ans, dont généralement une dizaine de ceintures noires et un quarantaine de débutants. Comment enseigner intelligemment à ces débutants, jeunes, sportifs et motivés, mais qui ne maîtrisent pas les chutes? Par essai et erreur et au fil des années, les enseignants de l'Ecole Polytechnique ont développé une progression pédagogique basée sur le sol, qui permet aux jeunes adultes débutants de pratiquer le randori très vite, d'éviter les blessures, et susciter un maximum de plaisir et de motivation tout en habituant les corps au judo.
Ce chemin est donc possible.

La seconde, au Japon. Chaque année, les 7 universités impériales, les plus anciennes du Japon, qui sont aussi les plus prestigieuses (leurs concours d'entrée sont les plus difficiles puisqu'elles sont publiques et peu onéreuses), se rencontrent pour un tournoi par équipes de Kosen judo, un tournoi aux règles un peu spéciales. Le ne-waza n'est jamais coupé, il n'y a ni koka ni yuko. La plupart des combats se déroulent donc très vite au sol après une tentative de sutemi, et le niveau technique des combattants est impressionnant.
Mais c'est surtout la raison d'être historique de cette compétition qui est intéressante. Après quelques recherches, j'ai découvert que les universités s'étaient entendues pour adopter des règles favorisant l'usage du ne-waza car il leur était parfois difficile de recruter une équipe complète de judokas expérimentés, et que le temps d'apprentissage du tachi-waza est long. Par contre, en deux ou trois ans (l'université dure 4 ans), on pouvait former un combattant solide, avec une bonne défense debout, et quelques techniques efficaces et versatiles au sol (sankaku-jime est particulièrement apprécié), capable de battre les adversaires les moins coriaces et de ne pas perdre contre les meilleurs. Cette formule rendait donc possible l'accès à la compétition pour des débutants en un temps raisonnable, et rendait donc le résultat de la compétition moins dépendant du niveau de judo acquis au collège et lycée.

Ces deux exemples montrent la voie à suivre.
Il me semble urgent de mettre au point une progression pédagogique, destinée aux jeunes adultes débutants, basée sur un apprentissage précoce du ne-waza, avant d'approfondir progressivement le tachi-waza.
C'est non seulement possible, puisque les Japonais le font depuis un siècle (et même certains Français), mais aussi souhaitable, si on veut que le judo ne se retrouve pas marginalisé par le combat libre dans les quelques années à venir.
L'opportunité existe : saisissons-la!